L’un des sujets principaux de Tsavo est la résilience. La résilience est souvent décrite comme notre capacité à accepter l’inacceptable. Néanmoins, cela semble une position un peu caricaturale. Peut-on vraiment accepter ce qui est par nature inacceptable ? Ce qui est inacceptable demeure inacceptable, on apprend à vivre avec, autrement, mais on ne l’accepte jamais. Et si nous pensons qu’on évolue, qu’on s’habitue et qu’on finit par accepter, alors on confond habitude et acceptation. Les parents qui perdent un enfant, acceptent-ils ? La femme qui se fait violer dans les toilettes publiques finit-elle, à force de rendez-vous chez son psychiatre, par accepter ? L’adolescent miraculeusement rescapé d’un attentat qui a dû ramper sur les cadavres de ses camarades, trouve-t-il ça un jour normal ? Ils continuent de marcher, respirent, se nourrissent, mais n’accepteront jamais.
On survit à la résilience, mais on change. A dire vrai, la résilience est l’unique épreuve qui modifie fondamentalement notre nature. Notre cerveau est programmé pour absorber les chocs psychologiques. Ces amortisseurs jouent parfaitement leur rôle pour la plupart d’entre nous. Nos parents décèdent, nous traversons une épreuve difficile, nous sommes le témoin d’une scène particulièrement traumatisante, notre cerveau sait gérer ça. Il lui faut parfois du temps, mais dans la plupart des cas, il finira par accepter. Et la vie reprendra ses droits.
L’acceptation ne veut pas dire l’oubli, mais le deuil remplace la peine. Notre cerveau a accepté, il est programmé pour ça. Les morts « logiques », les accidents légers, les divorces, nos problèmes professionnels, les traumatismes de notre quotidien, il peut tout gérer. C’est notre amortisseur psychologique, et il est très efficace. Jusqu’à un certain point.
Certaines épreuves auxquelles nous sommes confrontées sortent du cadre de fonctionnement de cet amortisseur. Elles le submergent. C’est ce qu’on appelle « traverser la résilience ». On passe de l’autre côté de cet acceptable et on devient autre chose. On devient un résilient.
Dans Tsavo, deux manières de devenir un résilient sont exposées. Soit l’épreuve à laquelle nous sommes confrontés est trop intense pour être assimilée par le processus habituel d’acceptation de notre cerveau, soit c’est l’accumulation de situations traumatiques qui saturent cet amortisseur et le submergent. Dans les deux cas, il ne peut plus faire face et nous traversons la résilience. Assister à la mort violente de notre enfant conduira notre cerveau à court-circuiter. Il ne pourra pas faire face à cette situation et nous apaiser après quelque temps. L’amortisseur est immédiatement brisé par la violence du choc. Autre schéma : si nous vivons des épreuves difficiles rapprochées, sans que le temps, composante essentielle de processus d’acceptation, ne puisse jouer son rôle, et nous finirons par basculer aussi dans la résilience. Ce sont les deux seuls cas et nous devenons donc autre chose. C’est l’unique manière de changer votre nature profonde. Nous sommes programmés par notre famille, nos gênes, notre éducation, notre milieu social. Nous avons une part de liberté, bien sûr, mais notre destin est souvent orienté avant même notre naissance. Et nous changeons peu ce tracé, contrairement à ce que nous voulons croire. Notre nature reste la même, elle peut évoluer, mais linéairement, normalement, logiquement. Lorsque nous traversons la résilience, c’est une fracture dans la ligne de notre vie, il y a un avant et un après. Nous ne sommes plus dans le cadre d’une évolution, mais d’une transformation.
« Le monde est scindé en deux catégories, les linéaires et les résilients, les normaux et les brisés. »
– James Carter
Les résilients sont souvent solitaires, ont du mal à s’inclure dans un ensemble social, ils peinent à trouver leur place, se lassent vite de tout et de tous, ils se demandent fréquemment ce qu’ils font ici et maintenant, ils s’ennuient très souvent, même -surtout ?- au milieu de la plus somptueuse fête. En fait, ils sont un peu comme les astronautes à leur retour sur Terre. On dit qu’après avoir contemplé la planète depuis l’espace, ils ont tellement perçu la petitesse de notre condition, qu’ils ont pris tant de recul qu’ils sont incapables de mener une vie normale à leur retour, que tout leur semble futile et insignifiant…
Les résilients ont une distance, un recul qui les met en marge, à l’écart du monde qu’ils voient à travers un autre prisme que les linéaires. Ils sont souvent intellectuellement supérieurs, voire brillants, peuvent changer sans le moindre regret de travail ou d’amis, ils n’ont plus aucune empathie, sont pragmatiques à l’extrême, synthétiques, analytiques. De par ce recul permanent, ils ont une vie sentimentale souvent pauvre et une libido proche du néant, ils trouvent ces relations, qu’elles soient physiques ou affectives, bien trop stéréotypées pour qu’ils s’y investissent. Ils paraissent distants, froids, inaccessibles voire parfois prétentieux. Ils sont en général insomniaques, souffrent souvent de migraines, sont incapables de faire confiance aux autres parce qu’ils ne connaissent que trop la faiblesse de la nature profonde de l’Homme, détestent la promiscuité et le contact physique. Et surtout, ils se sentent souvent… différents. Et seuls.
Les résilients et les lions
Le roman fait aussi un lien certain entre les résilients et les lions. Contrairement aux idées reçues, la peur se mesure effectivement. Rien de surnaturel, c’est simplement une réaction chimique.
Lorsque notre cerveau est confronté à une situation qu’il juge dangereuse, il transmet des signaux à notre corps. Et celui-ci réagit. Il émet ce qu’on appelle des phéromones. C’est un signal, mais qui n’est pas olfactif. Rien à voir avec la transpiration, c’est une émission parfaitement indétectable physiquement entre humains. Mais qui peut se ressentir, parfois. Nous pouvons voir qu’une personne a peur, nous pouvons parfois le sentir, mais ces phéromones particulières ne répondent à aucun de nos sens. Pourquoi est-ce que les animaux paniquent sans raison lorsqu’ils franchissent les portes du cabinet d’un vétérinaire ? Pourquoi est-ce que les hôpitaux ont une « odeur » particulière qui nous met mal à l’aise ? Une « odeur de mort » ? Et il se trouve que les lions ont un « récepteur » particulièrement sensible à ces phéromones, un organe dont les humains sont dépourvus. Enfin, pour être tout à fait précis, il existe bien chez l’Homme, c’est l’organe voméro-nasal, situé sous la surface intérieure du nez, mais il est atrophié, presque inutile. Les autres mammifères le possèdent aussi mais les lions sont ceux dont ce capteur sensible à la peur est le plus développé. Il est situé sur leur palais, sous la paroi nasale, et c’est la raison pour laquelle on voit souvent les lions le museau au vent, la gueule entrouverte. Il s’appelle l’organe de Jacobson et on dit qu’ils musent. En fait, ils reniflent ce que nous, nous ne pouvons pas sentir avec notre nez. Et les informations qu’ils captent leur disent tout de nous : notre sexe, notre âge, notre odeur, le niveau de fécondité d’une femelle, notre potentielle relation passée avec eux, mais aussi notre niveau de peur. Lorsque deux lions se battent pour la conquête d’un territoire, par exemple, l’issue est connue des deux protagonistes avant même le premier coup de griffe. Ils se battent, bien sûr, mais uniquement parce qu’ils n’ont pas le recul nécessaire à une méthode de conciliation. Ils ressentent la peur de l’autre et celui qui redoute le plus l’affrontement perd toujours. C’est immuable.
Ils ne nous sentent donc pas, mais disons plutôt qu’ils nous ressentent, même si c’est une notion complexe à appréhender pour nous car nous sommes enfermés dans le périmètre de nos cinq sens. Mais c’est ce qui s’en rapproche le plus. Prenons n’importe quel linéaire et mettons-le au contact direct d’un lion adulte, que ce soit en captivité ou dans son milieu naturel. L’issue est inéluctable, le lion tuera l’homme. C’est une question de territoire, d’espace vital, de dominance. Et le lion le fera parce qu’aucun être humain n’est capable d’être en contact avec lui sans ressentir la moindre peur. Accélération du rythme cardiaque, sudation et émission des phéromones dont nous venons de parler. Même en infime quantité pour les linéaires les plus téméraires. Le lion saura instantanément qu’il peut attaquer.
Les résilients peuvent envisager une autre relation. Si un néo-résilient faisait face à un lion sans le connaître aujourd’hui, il serait réduit en pièces. Parce qu’il aurait peur. Parce qu’il ne serait pas prêt. Parce qu’il n’aurait établi aucune relation avec lui. L’annihilation de ce sentiment de peur se travaille, il demande du temps, de l’exercice, de la patience. Le résilient doit l’apprivoiser comme on apprivoise un animal. Passer du temps avec lui. Mais là où les linéaires ont une frontière, les résilients, qui ont sombré dans les abîmes de la peur et de la souffrance lorsqu’ils ont traversé la résilience, n’ont plus les mêmes limites. Les résilients n’ont plus rien à perdre, parce qu’ils ont déjà tout perdu. Ce qui est impossible chez les linéaires devient alors accessible pour les résilients. Et un résilient qui parvient à contrôler cette peur, dont l’émission de phéromones devient trop faible pour que le lion ne la détecte, est dans une toute autre situation. L’animal sera désorienté. Il sera partagé entre son instinct qui lui commandera de préserver son territoire et les informations relatives à ses capteurs qui lui indiqueront que s’il attaque, il pourrait bien perdre le combat. Que son adversaire ne court aucun danger face à lui. C’est un sentiment complexe qui met les lions dans une situation nouvelle, et qui les force à communiquer autrement que par la force brute. Et qui donnera au résilient l’opportunité d’établir un lien avec eux basé sur autre chose que la domination. Toutes les personnes présentes aux côtés d’un lion adulte consentant, dans des conditions normales, c’est à dire ni drogués, ni handicapés, ni menacés sont des résilients. Aucun linéaire ne peut le faire. En un sens, les lions sont les « testeurs » des résilients.
Pour aller plus loin :